En 2025, on fêtera les 50 ans de son premier Tour de France remporté. A 76 ans, le directeur du Critérium du Dauphiné nous a accordé un grand entretien (Cyclisme Magazine avec Le Quotidien du Sport) à l’occasion de la sortie de son livre « Bernard Thévenet, Parcours de vie » (aux éditions Mareuil).
Vos parents étaient agriculteurs. La situation actuelle du monde agricole doit vous toucher ?
J’ai toujours vu mes parents trimer pour gagner quatre fois rien. C’est pour ça aussi que je ne voulais pas rester dans ce milieu-là. La plupart des agriculteurs que je connais vivent grâce à leurs femmes qui travaillent en dehors ! Sinon, avec 500 euros par mois, ils ne s’en sortiraient pas. Ce n’est pas normal d’être aussi mal rétribué pour son travail.
Dans votre livre, vous évoquez la fin de vie. Pourquoi ce sujet vous touche-t-il ?
Ça fait une quinzaine d’années que je fais partie d’une association. Je suis touché parce qu’en ce moment j’ai un beau-frère qui souffre énormément. Il sait que c’est inéluctable et il voudrait aller en Suisse ou en Belgique pour mettre fin à ses jours. On devrait aider ces gens-là à ne plus souffrir tout en encadrant cette fin de vie. Moi, si ça m’arrivait, j’aimerais qu’on me laisse le choix.
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« Dans le cyclisme moderne, il y a un certain manque de liberté »
Les oreillettes, les watts, la nourriture où tout est pesé, auriez-vous aimé courir aujourd’hui ?
Je ne sais pas parce qu’il y a un certain manque de liberté. Les entraînements sont très différents avec des méthodes presque scientifiques. Moi, ça me paraitrait barbant, mais les jeunes d’aujourd’hui y sont habitués.
Ce côté mécanique peut se traduire en course. Heureusement qu’il y a quelques rebels comme Pogacar, Evenepoel ou Van der Poel !
Mais je pense qu’on va revenir à laisser plus de liberté aux coureurs, à les laisser plus s’exprimer. Ce sont quand même eux qui sont sur le vélo et qui sentent le mieux la course. Ce n’est pas le directeur sportif dans la voiture !
Vous avez gagné deux Tours de France (en 1975 et 1977), mais votre timidité ne vous a-t-elle pas privé d’une plus grande reconnaissance ?
J’étais un moins bon client pour la presse, mais il y a aussi tout un contexte. Quand j’ai gagné le Tour de France, il y a eu Hinault et Fignon qui en ont gagné aussi derrière. Les Français, on a gagné 9 Tours de France en 10 ans (en 11 ans, Ndlr). C’était presque normal de gagner le Tour de France… Depuis, la dernière victoire française, c’est Bernard Hinault et ça va faire 40 ans l’année prochaine… Je me rappelle d’une anecdote. Sur Paris-Tours, un papy dit à son petit-fils : « T’as vu le Monsieur, c’est Bernard Thévenet, il a gagné deux fois le Tour de France ! » J’entends le gamin dire à son grand-père : « Mais il est Français ? » (sourire)
« Sans moi, Eddy Merckx serait le seul à avoir gagné 6 tours de france ! »
Eddy Merckx vous en veut-il de l’avoir battu en 1975?
Je pense sinon il serait le seul à avoir gagné 6 Tours de France. Mais bon, il m’a empêché d’être champion du monde à Montréal (en 1974, Ndlr). Moi je l’ai empêché de gagner son 6ème Tour !
Vous avez couru avec Poulidor. Que vous inspire ce que réalise son petit-fils Mathieu Van der Poel ?
Il me rappelle Merckx ! Poulidor n’était pas un attaquant, mais un attentiste alors que Van der Poel n’hésite pas à attaquer à 60 bornes de l’arrivée et même à peser sur la course avant à l’image du dernier Paris-Roubaix à 140 km de l’arrivée. C’est un garçon qui est très fort et sûr de sa force. Quand il nous en parlait, Raymond pressentait que Mathieu allait faire cette carrière.
Peut-il gagner un grand Tour ?
Je ne pense pas. Il est trop lourd. Dans la répétition de la montagne, il aura de la peine à passer le 3ème col d’une étape ou deux jours de montagne d’affilée.
Merckx comme Hinault pessimiste sur les chances françaises de gagner le Tour
Bernard Hinault ne voit pas aujourd’hui en France un coureur capable de gagner le Tour de France. Et vous ?
Moi non plus. On a quelques très bons coureurs comme Romain Grégoire qui doit s’aguerrir davantage en montagne ou Lenny Martinez qui est un petit gabarit. En France, on a l’avantage et le handicap d’avoir le Tour de France. L’avantage, c’est que ça amène des jeunes, ça crée une émulation. L’inconvénient, c’est qu’on fait toujours référence au Tour de France.
Si on n’a pas un coureur capable de gagner le Tour, on n’a pas de coureurs en France alors qu’on a de beaux coureurs. J’espère que cette année il y en a qui vont gagner des étapes. Mais il faut reconnaître que c’est plus compliqué qu’à mon époque. Aujourd’hui, il y a 35 nations au départ, contre 7 ou 8 quand je courais. Mathématiquement, c’est plus dur.
On va fêter en 2025 les 50 ans de votre première victoire sur le Tour. Qu’est-ce qui est prévu ?
Je ne sais pas. Le département de Saône et Loire avait fait acte de candidature pour accueillir une étape mais, apparemment, je ne crois pas que le Tour va passer dans l’Est l’an prochain. Comme le Tour partira de Lille, il devrait plutôt descendre par la Bretagne avant les Pyrénées. Peut-être qu’il passera par chez moi en 2027 pour fêter ma 2ème victoire… A moins que Christian Prudhomme ne me garde la surprise… 50 ans, ce n’est pas rien !
Thévenet/Merckx, un duel de légende
Laquelle des deux victoires vous a le plus marqué ?
Sur le coup, j’avais trouvé que la 2ème avait été plus âpre, plus disputée que contre Merckx. Mais battre Merckx, ça reste quand même fort. C’était un coureur incroyable, qui n’était jamais battu. J’ai beaucoup plus usé d’influx nerveux contre Merckx que contre Kuiper qui pourtant n’était qu’à 48 secondes. J’étais moins anxieux avec 48 secondes d’avance sur Kuiper qu’avec 3 minutes sur Merckx ! Battre Merckx, c’était quand même la grande surprise. Tout le monde en avait marre qu’il gagne tout le temps (sourire).
Qui voyez-vous cette année pour la victoire finale après la grave chute de Vingegaard au Tour du Pays basque ?
Je ne vois pas bien qui peut battre Pogacar. Si Vingegaard n’est pas rétabli, c’est l’occasion pour un Français de monter sur le podium. Battre Pogacar, non, mais sur le podium, pourquoi pas.
Il y a beaucoup de chutes cette année. Comment l’expliquer ?
Van der Poel a dit que des coureurs allaient trop vite, qu’ils allaient au-dessus de leurs moyens. C’est aux coureurs de prendre conscience du danger et de ne pas dépasser leurs limites. Les vélos sont aussi moins souples. Je ne parle pas des oreillettes et du compteur… Souvent les coureurs regardent plus leur compteur que ce qui se passe devant ! On en a parlé souvent avec le Blaireau, aujourd’hui les coureurs ne courent plus, ils s’entraînent ! Van der Poel, ce n’était que son 5ème jour de course à Paris-Roubaix ! Les coureurs ont perdu l’habitude de rouler en peloton.
Bernard Thévenet : « On cherche trop le pourquoi du comment sur le dopage »
Les spectateurs sont également de plus en plus indisciplinés.
Ça va devenir LE problème. Certains viennent parce que c’est un événement, mais ils ne connaissent pas le cyclisme. Ils sont au milieu de la route et ne se rendent pas compte. Ça va devenir dangereux parce que les gens ne respectent pas la course et les coureurs. Certains passent même devant les barrières ! Sans compter qu’ils arrivent les glacières pleines… Dans un stade, on peut interdire l’alcool, mais là on fait comment ?
Etes-vous favorable au plafonnement des budgets des équipes pour resserrer la concurrence et éviter une mainmise de certaines équipes ?
Limiter les budgets dans des pays exotiques où la fiscalité n’est pas la même ou les comptes ne sont pas contrôlés de la même façon, ce sera compliqué… Mais c’est sûr que le plafonnement des budgets serait un bon système, ça rééquilibrerait le marché. On n’aurait pas une équipe qui peut se payer des équipiers qui seraient pratiquement leaders dans d’autres équipes.
Quand vous voyez Pogacar, Van der Poel ou Pogacar, êtes-vous sûr qu’ils sont propres ?
J’ai connu ça avec Merckx et Ocaña et on ne se posait pas ces questions-là à l’époque. Ocaña, il nous met à 10 minutes dans la montée d’Orcières et Merckx nous battait tous les dimanches dans les classiques. On se disait que c’était lui le plus costaud, on n’allait pas chercher plus loin. Les gens cherchent trop le pourquoi du comment. Peut-être que je suis naïf, mais il y a toujours eu des coureurs plus forts que les autres.