Une seule victoire dans la Grande Boucle a suffi pour faire entrer Lucien Aimar dans la grande légende du cyclisme français et international.
Dans quel état d’esprit et avec quelles ambitions aviez-vous attaqué ce Tour de France 1966 ?
Je venais de passer pro en 1965, mais j’avais de grandes ambitions quand même. J’avais abandonné le Tour l’année d’avant (insolation dans l’Aubisque), mais Géminiani, le directeur sportif, avait dit que je pouvais le gagner. Le souci, c’est que j’étais dans la même équipe que deux légendes, Stablinski et Anquetil.
Et on s’était mis d’accord : si aucun des deux n’avait fait la différence avant les Pyrénées, je devenais le leader de l’équipe après. Mais, au départ, avant son abandon (une bronchite) dans la 19ème étape, Anquetil avait toute la latitude voulue pour aller chercher sa 6ème victoire. J’étais son second, mais un second privilégié qui n’avait pas l’obligation de participer à tous les labeurs des coéquipiers.
« Nous étions aussi bordélique l’un que l’autre »
Quels rapports aviez-vous avec Anquetil ?
Nous étions aussi bordéliques l’un que l’autre, mais avec des tempéraments bien différents. Il était taiseux, calme, j’étais plus impulsif et sanguin. Alors que sur les grands Tours le leader qu’il était changeait de coéquipier tous les soirs dans la chambre d’hôtel, cette fois, Géminiani avait voulu que nous restions ensemble en permanence. Après cinq ans à courir dans la même équipe, c’était une manière de passer le témoin… ou peut-être Géminiani, qui sentait Anquetil en dedans, comptait-il sur moi pour le réveiller !
Qu’est-ce que cette victoire dans le Tour a changé pour vous ?
Sur le moment, ça n’a pas changé grand-chose. Une victoire dans le Tour, contrairement à un championnat du monde où tout se joue en quelques secondes, on s’y prépare, car on reste plusieurs étapes en jaune et on a le temps de digérer la perspective d’une victoire.
Ensuite, on enclenche les critériums avec la casquette du vainqueur du Tour qui vous permet d’augmenter vos primes. C’est surtout après la carrière, une fois qu’on a arrêté, qu’on s’aperçoit de tout ce que représente une victoire dans la Grande Boucle. C’est un passeport à vie. Tout le monde vous reconnait et vous passez le restant de vos jours avec ce statut d’ancien vainqueur… C’est surtout vrai pour un Français.
« La prime de victoire, c’était six fois le smic, pas plus ! »
Financièrement, cette victoire vous avait-elle mis à l’abri du besoin ?
Cela n’avait rien à voir avec les primes de victoire d’aujourd’hui… de l’ordre de six ou sept smic de l’époque, pas plus ! Chez Ford, je gagnais 150 000 anciens francs par mois et une fois redistribuées toutes les primes du Tour (environ 300 000 anciens francs), aux mécaniciens, aux équipiers, aux masseurs, etc… il ne me restait presque rien. Cela m’avait surtout permis d’augmenter mon salaire l’année d’après et de passer à 300 000 anciens francs.
Que pensez-vous de l’évolution du cyclisme, de ce qu’il est devenu aujourd’hui ?
Je faisais entre 200 et 220 jours de courses par an quand ils n’en font que 120 aujourd’hui avec des distances d’étapes qui sont passées en moyenne de 240 à 180 km. On ne demande plus du tout les mêmes qualités. Je me refuse donc de comparer les époques.
Même si je regrette que des profils comme Stablinski, qui a construit son énorme palmarès grâce à une science de la course exceptionnelle, sans grandes facultés physiques, ne puisse plus émerger. Les coureurs sont devenus des machines à pédaler, avec moins de réflexion. Cela ne m’empêche pas de suivre avec passion toutes les courses !